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La sismographe

Pendant cinq semaines, Camille Escudero, artiste plasticienne, a travaillé à l'hôpital de Roubaix.

Si elle occupe cette semaine une pièce de l'anatomo-pathologie, ça n'est que temporaire : elle se déplace dans tous les services, s'inspire de ce qu'elle y trouve et de ceux qu'elle y rencontre pour inventer un art qui dépend du contexte dans lequel il est fabriqué.

Camille s'interroge sur la fonction de l'art dans un lieu comme l'hôpital. Si on considère l'art comme un simple domaine d'expression, dans un contexte de souffrance et de maladie, il amène de l'épanchement. Ça, je ne sais pas le recevoir, ça n'est pas ma fonction. L'art ne s'épanche pas. Il est une parole qui s'interroge elle-même et qui se subvertit. Dans un contexte de groupe de parole pour amener à une libération, c'est le psychologue qui a sa place, pas l'artiste. J'ai souvent dit que je faisais de l'art comme une envie de faire pipi, comme quelque chose que je jetais là, sur une feuille ou sur une pellicule, sans autre forme de réflexion, mais finalement, ce que je fais est quand même élaboré. La mise en forme est un véritable travail d'acuité. Camille est venue à l'art vidéo et performatif par la bande. Elle a commencé par la danse puis, de rencontre en rencontre, la voilà ce jour revisitant, avec son corps sensible à elle, les pistes qu'elle débusque au contact des usagers de l'hôpital. L'autre jour, Camille est allée en oncologie pour parler de son travail, elle y a montré une de ses vidéos faite avec des filtres de couleur. Marie-Christine, infirmière en soins de support, s'est souvenue d'un de ses plaisirs d'enfant : coller sur ses lunettes un papier de bonbon translucide pour voir le monde en couleur. Camille s'est saisie de cette anecdote pour tourner un film avec Marie-Christine : un plan-séquence (caméra posée sur un chariot de soin) du lieu de travail de Marie-Christine, vu à hauteur d'enfant derrière un verre coloré par un papier de bonbon. Je suis revenue à l'hôpital à 7h du matin pour capter la lumière dont elle parle ! De la même façon, en gériatrie, deux personnes parlent tout le temps de sortir. Jean et René se sentent prisonniers ! Le personnel à l'écoute a ainsi proposé à Jean de retourner avec lui voir sa maison à Hem et à René de d'aller faire son P.M.U. au café du coin. Camille les a accompagné et a filmé les pieds de ces deux personnes, leurs pas lents et alertes. La base filmée est toujours muette – comme ça les gens se décontractent. Après, je rajoute des paroles enregistrées pendant la séance. Ainsi, à chaque service, à chaque spécificité, Camille s'adapte. En addictologie, ils ont choisi de faire des ateliers. Comment amener dans l'espace sa propre représentation ? Je vais venir avec des outils, des filtres, des miroirs. À chaque fois, Camille fait très attention à ce que ce soient les personnes avec qui elle travaille qui choisissent et confectionnent les images. Ils sont les sujets et les acteurs de cette fabrication. La figure de l'artiste crée une barrière, dit Camille. Il y a une mystification autour du mot « artiste ». D'abord, en arrivant ici, tu dois déconstruire cette représentation. On me disait toujours « vous savez, ici, on est très cartésiens, on est très terre à terre ». Mais moi aussi !!! Il y a une incompréhension vis-à-vis de l'objet artistique. Mais si je le situe, si je dis d'où je viens, alors la discussion permet de situer la chose qui n'est pas comprise. La discussion ancre l'objet artistique – c'est comme si la personne se disait « cette chose que je ne comprends pas, en la situant, je peux la comprendre ». Et puis je trouve que le discours de l'art fait plus peur que l'art lui-même. Alors quand les gens me voient en action, là, ça passe tout seul. Plusieurs fois, Camille s'est assise dans une salle d'attente, avec un rouleau de papier (un rouleau comme ceux des caisses enregistreuses). Je voulais me faire le sismographe des cerveaux. C'est très particulier, les salles d'attente. On y sent les gens être en eux, au centre d'une bulle presque palpable d'intimité et de soucis. Là, Camille tentait de tout déposer dans une langue, écrivant, déroulant son texte comme le récit secret de l'attente. Et puis deux infirmières des urgences sont passées, elles m'ont dit Mais c'est super, pourquoi tu viens pas faire ça chez nous ? Camille a rendez-vous dans deux jours pour reprendre cette veille aux urgences.

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