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LE TRAVAIL DE L'OMBRE

(un dialogue qui n'a jamais eu lieu mais dont toutes les phrases ont été prononcées).

Le travail de l'ombre

Quand en janvier paraît l'Appel À Projet permettant de demander des financements dans les champs de l'art et de la culture, toutes les administrations de santé publiques et privées du Nord et du Pas-de-Calais le reçoivent. Toutes cependant ne postulent pas. Pour que la chose prenne, il faut qu'il y ait au bout du fil une personne que ça touche, une personne à qui ça parle, d'une manière ou d'une autre.

 

Employer ici le terme de « chose » ou de « ça » n'est pas dû à une aphasie passagère de ma part mais bien au caractère indéfini et imprévisible de l'affaire artistique, qui tient dans ces quelques mots, prononcés lors d'un rendez-vous préparatoire par Claire Gouelleu, chargée de mission :

- Oui, nous allons réaliser quelque chose ensemble, mais quoi ? On ne sait pas.

Or, l'établissement de santé fonctionne dans l'autre sens : on assigne d'abord un but dont on fait découler des étapes pour sa réalisation pleine et entière.

Quand une structure culturelle, un artiste et un établissement de santé nouent leurs efforts dans une réalisation commune, il faut d'abord et avant tout apprendre à parler le langage de l'autre et comprendre ses nécessités, sa vision du monde – au moins dans les grandes lignes.

 

- C'est vrai que l'art n'est pas la priorité, confirme Madame L., directrice adjointe chargée de la communication et du développement. Le contexte économique est très difficile. Aujourd'hui, l'hôpital doit rendre des comptes à sa tutelle. L'hôpital public est en déficit, nous parlons beaucoup de gestion. Avant, on ne se posait pas la question de la rationalisation économique quant à l'utilisation de l'hôpital. Aujourd'hui on tente de redresser la barre. C'est normal, je trouve, il s'agit d'argent public. Mais attention ! Ça ne se fait pas au détriment du soin ! On a des normes fortes et strictes, une qualité de suivi.

À quelques kilomètres de là, dans une clinique privée, Madame A. (directrice), renchérit :

- On doit la qualité, on est certifié. Procédure, procédure, procédure !

Dans la salle où nous nous réunissons, j'aperçois la tranche de cinq gros classeurs sur l'étagère : Administration, Qualité et gestion des risques, Gestion des crises, Notes et infos, Vigilances.

 

La majeure part du budget pour des projets d'art et de culture dans les établissements de santé est conjointement portée par la DRAC (Direction Régionale des Affaires Culturelles) et par l'ARS (Agence Régionale de Santé), à hauteur de 70% dans le sanitaire et jusqu'à 80% dans le médicosocial.

La commission conjointe DRAC et ARS qui se réunit périodiquement pour choisir et suivre les projets qu'elle finance se pose des questions de fond quant à la répartition des postes budgétaires. Elle souhaite des projets de qualité, ambitieux et transversaux, qui donnent de l'ampleur à l'art et à la culture au sein des établissements de santé.

 

Un directeur d'IME s'inquiète :

- Mais qui évalue la prestation de l'artiste ? S'il y a des ratés, qui recadre ?

- C'est nous, répond Claire. Et là, la DRAC et l'ARS ne se posent pas seulement comme financeurs mais aussi comme partenaires.

- J'essaie de remettre les cases à leurs places et c'est pas simple, reprend Madame A. Mais c'est vrai que pour nos patients, ce serait bien.
- Les patients ont du temps, il faut occuper ce temps, dit Madame L. On leur propose beaucoup d'activités, mais...

Madame P. est directrice des soins :

- Grâce à l'art, on peut peut-être réapprendre à vivre normalement, et même avoir envie de continuer une pratique, une fois sorti de l'hôpital. L'art et la culture sont des passeurs.

- C'est vrai que si ça peut être artistique et thérapeutique, moi j'aime bien, reprend la directrice. Remarquez si on peut faire découvrir l'art et la culture, c'est bien aussi.

- Mais attention, souligne Madame P., il ne faut pas oublier où nous sommes : la majorité de nos patients vivent dans une certaine pauvreté et nous nous devons de leur proposer une pratique qu'ils seront économiquement capables d'assumer, une fois sortis.

 

C'est vrai : il faut prendre en compte le facteur économique lorsqu'on parle d'accès à l'art et à la culture. Pour autant, un événement artistique peu onéreux ne sera pas, pour autant, suivi par un plus large public. L'économique est loin d'être le seul levier. Les idées à déconstruire et les freins à desserrer sont nombreux. À commencer par celle-ci : pour pratiquer, il faut avoir un excellent niveau technique, ce que formule Madame A. avec une vive inquiétude :

- Puis attendez, nos patients sont sous médicaments, hein.

Ils ont des capacités motrices réduites, parfois même des capacités cognitives réduites.

 

Mais côtoyer l'art, en avoir la pratique, n'est pas forcément ce que l'on croit. Ça s'adresse à vous par la bande, sans prévenir.

- Remarquez, dit Monsieur H., directeur d'IME, ils sont beaucoup conditionnés, nos gamins. Qu'est-ce qui arrive, si on bouge quelque chose de leur contexte ? Là, on part dans le flou, mais c'est très bien. Ça me va. On pourrait même imaginer travailler sur un thème aussi difficile que la violence, libérer la parole sur ce sujet qui est douloureux pour tous, chez nous, autant pour les jeunes que pour ceux qui les encadrent.

- Moi je pense que l'art n'a pas à s'impliquer dans le soin, dit Madame L. Ce serait même dangereux ! Vous savez, l'art-thérapie, tout ça, j'y crois pas. L'art doit demeurer une parenthèse dans la prise en charge, quelque chose qui nourrit pour traverser l'épreuve de l'hospitalisation ou supporter la solitude de l'EPAHD.

Comme disait la personne qui l'a précédée à son poste, il faut faire souffler le vent vivifiant de la culture.
- Ça paraît peut-être simple, comme phrase, ou alors bateau, mais moi je l'aime bien, elle dit bien ce que nous cherchons : un vent, ça traverse tout. Faire du transversal, fédérer le personnel autour de l'hôpital, réanimer leur sentiment d'appartenance.
- Vous savez, il y a une forte virulence syndicale, ici. Le quotidien des personnels est âpre. La culture, l'art apporteraient peut-être du plaisir, du bonheur aux agents dans leur pratique du quotidien. Les mobiliser dans un projet commun créerait de l'émulation et motiverait les équipes.

Pour ça, Madame H., chargée de communication, pense que certains médiums marchent mieux que d'autres. Dans l'ordre : la musique, la danse, le théâtre.

 

Mais vous savez, on peut être surpris par certaines pratiques contemporaines. On croit savoir comment elles fonctionnent, ce qu'elle mettent en jeu, la manière dont on les regarde. Et puis il suffit d'une rencontre avec un artiste en particulier pour que notre regard soit changé.

 

- C'est vrai que ça pourrait nous permettre de prendre de la hauteur, nous aussi, réfléchit Madame A. On pourrait réinterroger les pratiques des professionnels, de l'hôpital. Si on monte un atelier de pratique artistique pour les patients, ce serait bien aussi qu'on en monte un pour les soignants, pour le personnel. Ils sont très en demande !

- Enfin, confie avec lucidité Mme L., le temps des personnels n'est pas extensible ! Pourtant c'est un élastique sur lequel on tire trop ! C'est pour ça qu'il faut qu'ils aient un retour sur leur « investissement temps » gratifiant.

- Mais attendez, je voulais vous demander des précisions sur une phrase, que j'ai vu dans l'appel à projet : « pas d'art thérapie, pas de visée occupationnelle, pas d'acquisition d'oeuvres. » Ça laisse peu d'ouvertures, non ?

- Ça laisse tout le reste.
- Enfin cette phrase, elle est très fermée, quand même...

 

On se situe sur des écritures contemporaines. On parlera de rencontre, plus que de résultat. On parlera de processus de création et de restitution, plus que de spectacle ou d'exposition. L'accès à la culture tout au long du parcours de vie est inscrit dans le droit français. Les professionnels de l'art et de la culture proposent une offre adaptée au lieu, qui diffère à la fois de l'art-thérapie et de l'animation artistique. Ces offres sont aussi le reflet de la création contemporaine, qui invente sans cesse de nouvelles formes.

 

- C'est pour ça, souligne Claire, que le travail de cadrage est nécessaire en amont, pour créer du lien entre les équipes de l'établissement de santé et l'artiste qui viendra en résidence. Il faut créer l'unité, relier les actions, sensibiliser les personnels, établir peut-être un emploi du temps ferme, faire un programme avec des inscriptions. Une déambulation de l'artiste dans les lieux de soin ne suffira pas pour toucher les patients et susciter l'intérêt de l'équipe. On prépare l'inconnu en posant des cadres clairs.

- C'est important d'accompagner les artistes sur le terrain, de les introduire, les présenter. Chaque fois qu'on ne l'a pas fait, ça a capoté, raconte Madame D., déjà expérimentée dans le montage de projets artistiques et directrice de Centre Hospitalier.
Il faut préparer leur arrivée auprès des patients, du personnel.
- Il faut aussi impliquer les équipes dans les comités de pilotage, renchérit Claire.

 

Quand un établissement s'engage, c'est en regard de tout cela qu'il s'engage.
Et si le projet est souvent initié par une personne qui, à elle seule, incarne l'élan de tout un établissement, c'est en équipe que ce projet est ensuite imaginé et réalisé.

 

Une fois que la commission DRAC et ARS aura validé les notes d'intentions des établissements de santé, il leur faudra prendre le temps d'établir un cahier des charges, pour communiquer aux professionnels de l'art et de la culture les bases sur lesquelles ils vont pouvoir travailler : on ne construit pas sur du vent. L'imprévu, parce qu'il est imprévu, se travaille plus encore. Ensuite, il faudra choisir un artiste, sur dossier, avec l'aide et l'expertise des Conseillers DRAC, dit Claire. Puis, il faudra accompagner cet artiste, ce projet, désigner un responsable au sein de l'établissement.

Madame L. aimerait avoir quelqu'un du nord :
- Ça parlerait mieux aux usagers, surtout aux professionnels.

- Vous savez, on a déjà fait de belles rencontres en accueillant des artistes venus d'ailleurs, répond Claire.

Madame A. appelle illico ses collaborateurs :

- Tant que vous êtes là, j'en profite, il faut battre le fer ! Elle veut constituer de suite un groupe de travail : les cadres de santé, la responsable assurance qualité. Il faudra évidemment impliquer la directrice des soins. Et un médecin, aussi, ce serait bien ! Je veux bien le faire mais pas toute seule ! Et puis sur une longue période, pas un ONE SHOT. Vous savez la culture j'y connais rien, mais je veux bien y goûter, et puis on verra. Moi, c'est le résultat qui compte !

 

Non loin de là, dans un autre établissement de santé, dans un autre bureau (celui de Madame C.), on peut lire ceci, punaisé à un tableau de liège : La vie, ce n'est pas d'attendre que les orages passent, c'est d'apprendre comment danser sous la pluie (Sénèque).

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