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Trois machines

Comme un archipel terrestre, les établissements de santé maillent le territoire. Ils se doivent d'ailleurs de le mailler serré, c'est écrit dans la loi. Parcourir le pays en adoptant la géographie sanitaire comme approche cartographique vous emmène à considérer des espaces assez peu touristiques mais surprenants, des sortes de mondes à l'intérieur du monde, qui sont, du fait de leur situation à chaque fois particulière, de parfaits représentants de leur immédiate proximité, urbaine ou rurale.

On y est à la fois hors-sol (dans un espace, un temps et une température ambiante propre aux établissements de santé) et sur le terrain (on y côtoie les gens du coin, en proie à des vicissitudes psycho-corporelles et administratives en lien avec leur état de santé altéré).

Entrer dans la grande machine à soigner est loin d'être anodin, même pour une simple visite. Le parcours est balisé, les relations sont codées. Les lieux sont parsemés de machines plus petites. Quelqu'un de malhabile dans son corps ou dans les conventions sociales sera rapidement démasqué. Autour de vous, chaque détail signifie : le soin.

La lumière du jour, l'air, disparaissent de votre conscience : une autre durée se charge de vous.

Pour arriver jusque dans cet hôpital de campagne, le GPS n'avait pas enregistré l'existence de la route nouvellement bitumée que nous empruntions. La machine GPS nous avait virtuellement suivi sur ce qu'elle considérait comme plusieurs kilomètres de champs, ou de forêts, ou de marécages. Sa voix était celle d'une femme. Je me suis demandé ce qu'elle ressentait, alors qu'elle demeurait mutique pendant qu'elle modélisait à l'écran un long trajet dans la boue hivernale. Que ce serait-il passé si la situation avait été inversée, si elle nous avait fait emprunter une route aujourd'hui disparue mais dont elle aurait conservé la mémoire. Aurions-nous, pendant qu'elle modélisait à l'écran une quatre-voies rapide, traversé péniblement des kilomètres et des kilomètres de champs ?

Je venais alors d'exposer longuement à Claire, qui m'amenait ce jour là au comité de pilotage, le cas de Phinéas Gage, qui avait eu le crâne perforé par une barre à mine, en 1848, depuis l'orbite gauche jusqu'au sommet du crâne, provoquant une grave lésion du lobe frontal gauche à laquelle il avait miraculeusement survécu. À la suite de cet accident, son comportement avait changé du tout au tout : d'aimable (et aimé), il était devenu grossier et incapable de gouverner sa vie. Dans son livre L'erreur de Descartes, Antonio Damasio fait découler de l'étude de son cas (et de son crâne) une passionnante démonstration sur l'importance des émotions et le rôle du corps dans nos raisonnements (que nous continuons de considérer comme étant le seul fait de notre esprit, depuis que Descartes a coupé l'homme en deux : son corps-machine d'un côté, son esprit de l'autre).

Quand on cherche Antonio Damasio sur wikipédia, on apprend qu'il est « directeur de l'Institut pour l'étude neurologique de l'émotion et de la créativité », en Californie.


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